Texte publié dans les actes du colloque sur «Les bibliothèques publiques et la gestion du changement» organisé en Janvier 2018  à Hammamet en Tunisie.

—————

Innovation et bibliothèques publiques : pourquoi et comment ?

fe29ffcc4f65da2af770e869f2b6-1567831La définition de référence de l’innovation est celle de l’OCDE dans son Manuel d’Oslo :  « Une innovation est la mise en œuvre d’un produit (bien ou service) ou d’un procédé nouveau ou sensiblement amélioré, d’une nouvelle méthode de commercialisation ou d’une nouvelle méthode organisationnelle dans les pratiques de l’entreprise, l’organisation du lieu de travail ou les relations extérieures. » L’innovation est bien souvent le corollaire d’une crise de l’usage ou d’une angoisse de l’avenir qui pousse à interroger la pertinence du modèle actuel. La révolution du numérique, les fortes évolutions des modes de vie et des pratiques culturelles, les nouvelles formes de partage de savoirs et de savoir-faire mettent au défi les bibliothèques, objets en perpétuelle mutation, de s’affirmer comme des lieux d’expérimentation et d’innovation publique. 

Pourquoi innover en bibliothèques publiques ?

Caroline Brousse, chargée du projet « innovation en lecture publique »  à la BPI propose quelques pistes de réponses. Il s’agit tout d’abord, d’apporter une réponse adaptée aux besoins des usagers qui n’attendent pas forcement que leur bibliothèque soit “branchée”, mais qu’elle leur propose des services utiles et efficaces en phase avec leurs usages quotidiens. L’enjeu est donc de s’adapter aux mutations en cours et d’anticiper les besoins futurs en adoptant dans la mesure du possible, une démarche prospective (analyse de l’environnement politique, économique, sociale, culturelle, éducative, technologique, légale, écologique…). C’est également prendre en compte les aptitudes des nouvelles générations qui viennent renouveler les pratiques des professionnels des bibliothèques. Innover permet ainsi de renforcer l’attractivité des bibliothèques publiques dans un contexte de plus en plus concurrentiel et d’améliorer la valeur perçue des services offerts par les usagers tout en optimisant les coûts. On peut voir dans la trajectoire actuelle des comptes publics une incitation à l’innovation du secteur public. L’innovation publique s’entend donc comme une réponse nouvelle ou transférée dans un contexte nouveau, à une problématique ou à un besoin identifié en s’inscrivant dans une démarche de modernisation et de performance ( efficacité et efficience) des services publics en général et ceux de le lecture publique en particulier.

Quelles innovations en bibliothèques publiques ?

Les travaux de Caroline Brousse proposent une typologie des pratiques innovantes en bibliothèque publiques autour des différentes composantes de l’innovation :

L’innovation conceptuelle, tout d’abord,  fait émerger de nouveaux cadres de références et paradigmes. Ce fut ces dernières années l’émergence du concept de la bibliothèque « troisième lieu » , comme espace physique de socialisation, d’après les recherches du sociologue Ray Oldenburg qui aujourd’hui s’enrichi de la notion de « tiers lieu des savoirs » définissant la  bibliothèque comme « espace de l’apprendre et du faire ensemble ».  Les Learning-centers, des Fablabs ou autres espaces d’apprentissages collaboratifsen sont les témoignages les plus emblématiques. C’est également l’affirmation de la bibliothèque lieu d’accès aux savoirs et moins au stock de documents dans laquelle le bibliothécaire est désormais investi du rôle de médiateur, de facilitateur de parcours informationnel et de choix aussi bien dans les collections de la bibliothèque que dans l’immensité du web. C’est enfin la bibliothèque, lieu de la démocratie, de la mise en capacité des citoyens à agir ( empowerment ) en les intégrant à la conception et au fonctionnement des services (organisation de BiblioRemix, démarches de Design Thinking, ou encore mise en place de dispositifs de co-gestion de ressources telle que les grainothèques ou les Little Free libraries). Nous voyons que cette dynamique d’innovation conceptuelle des bibliothèques publiques s’inscrit clairement dans la mouvance de l’innovation publique « centrée sur l’usager ».

L’innovation technologique est certainement la plus connue et trop souvent confondue avec l’innovation tout court. Il s’agit ici d’intégrer l’utilisation de nouvelles technologies dans l’organisation de services. Les exemples sont nombreux. La RFID a induit une organisation fonctionnelle et spatiale des bibliothèques. L’émergence du web social et de la mobilité numérique (smartphones, tablettes, QR-Codes, géolocalisation, sociabilité numérique, sérendipité, réalité augmentée…) a modifié en profondeur l’offre web des bibliothèques qui se pensent moins comme des sites de communication institutionnelle mais plus comme des plateformes de services et de médiation à distance. L’imprimante 3D a permis de proposer des espaces d’apprentissage collaboratif dans les bibliothèques et de faire émerger le concept de la bibliothèque tiers lieux de savoirs partagés. La démarche innovante n’est donc pas de considérer l’intégration d’une nouvelle technologie comme une fin en soi mais bien comme le moyen d’élaborer de nouvelles réponses à des besoins nouveaux ou mal satisfait. Combien de tablettes acquises par des bibliothèques sont restées enfermées dans des placards faute d’une réelle vision de service à proposer avec ce nouveau support. Céder à un effet de modernité technologique, n’est pas innover.

L’innovation servicielle est donc induite des innovations conceptuelles et technologiques. Là encore les exemples sont nombreux :  services personnalisés aux citoyens tels que les services de questions/réponses à distance (Le « Guichet du Savoir » de la bibliothèque municipale de Lyon, le réseau « Eurêkoi »  porté par la Bibliothèque Publique d’Information) ou sur place avec la possibilité d’emprunter un bibliothécaire ( Book à librarian ). Mais également la mise à disposition d’espaces de co-working, de studios d’enregistrement de musique ou encore la mise en place de prêts de nouveaux supports matériels (liseuses, tablettes, ordinateurs portables…), d’objets ( instruments de musique, outils, cravates … ) ou enfin la mise en oeuvre de dispositifs facilitant in situ l’accès à la culture libre de diffusion comme les biblioboxes.

L’innovation organisationnelle, enfin. Le processus d’innovation n’est pas spontané, de même qu’il ne se décrète pas au sein d’une organisation. L’innovation est une activité qui se pilote, qui se structure et s’organise. Il s’agit de mettre en oeuvre une organisation capable de mobiliser des compétences multiples au delà de l’organigramme et du fonctionnement hiérarchique et de déconstruire les méthodes de management traditionnelles souvent très bureaucratiques et descendantes. L’enjeu étant de veiller à  stimuler  toutes  nouvelles  idées,  insuffler  de  nouveaux  projets  et  motiver une équipe face à des orientations mouvantes. Le pilotage en mode projet est certainement celui qui apporte la souplesse et la transversalité nécéssaire au processus d’innovation. Christelle Di Pietro auteure d’un mémoire d’étude remarqué sur cette question de l’innovation organisationnelle en bibliothèque précise

« Le mode projet permet de diversifier les activités tout en révisant le mode hiérarchique habituel et attribuant des fonctions différentes à chacun à chaque projet. Ce mode de travail favorise le travail en équipe et permet à tous de participer à l’élaboration des projets, publics compris, ce qui permet d’obtenir des services inattendus, selon le principe des partenariats inhabituels. Pour fluidifier ces projets, décentraliser le travail d’encadrement et valoriser les compétences particulières de certains

agents, ces projets seront pris en charge par des chefs de projet extraits d’un fonctionnement hiérarchique et choisis sur la base de leurs compétences. Cela nécessite de prioriser les actions : tous les projets ne sont pas réalisables en même temps, il faut faire des choix. Il faut aussi prendre du temps : les projets s’élaborent sur des durées longues, il faut donc être patient. »

Précisons que le mode projet et la transversalité ne peuvent être possible que dans une relation de confiance et de délégation. Des principes qui sont loin d’être ancrés dans la culture professionnelle des organisations publiques.

Les 7 principes de l’innovation publique

Le «  Manifeste pour l’innovation publique » proposé par le Secrétariat Général pour la Modernisation de l’Action Publique ( SGMAP)  identifie 7 principes pour développer l‘innovation dans la culture professionnelle et au sein des organisations.

La primauté de l’usager : partir des besoins et des usages observés sur le terrain.

Un service ou un dispositif de médiation est toujours conçu pour répondre à une attente réelle des usagers et pour être utiliser par ces même utilisateurs. Mettre cet usager au coeur de sa démarche permet de dessiner des parcours d’usages efficaces, de révéler certains nœuds de complexité jusqu’ici peu visibles ou encore de faire apparaître des solutions relevant parfois de l’évidence jusqu’alors enfouie sous une approche trop biblio-centrée. La méthode « Expérience Utilisateur » ou UX consiste à travers des focus groupes ou une démarche d’immersion, à concevoir des services avec les usagers, en prenant compte leur environnement, leur compétence et leurs sensibilités. L’innovation doit in fine leur servir.

La coproduction : associer les parties prenantes autour de solutions concrètes.

De fait, il paraît difficile de s’engager dans un processus d’innovation centrée-usager sans s’inscrire préalablement dans une démarche collaborative en associant la pluralité des acteurs concernés : bibliothécaires, usagers, associations, chercheurs, entreprises, experts de la société civile.

L’innovation ouverte ou collaborative est justement cette démarche qui cherche à utiliser aussi bien les idées extérieures qu’internes à l’organisation. A l’exemple des hackathons ou « marathon créatif » organisés par la Bibliothèque Nationale de France qui pendant 24 heures réuni des participants venus de tout horizon pour développer des services innovants en lien avec ses ressources numériques.

L’ouverture : décloisonner les structures et les méthodes.

Cette démarche se caractérise donc par une attitude professionnelle d’ouverture sur les nouvelles connaissances et la recherche, afin de disposer d’une riche palette d’outils venant des sciences humaines et sociales, juridiques ou encore de l’approche cognitive. C’est l’une des missions portées par le laboratoire de l’innovation du service de la lecture publique du département l’Isère en France. Ce décloisonnement vaut aussi entre structures : faire travailler ensemble des acteurs issus d’organisations et de métiers différents est devenu une nécessité pour répondre à la complexité des enjeux. A l’image de la Médiathèque intercommunale Dore et Allier à Lezoux en France qui pour construire une réflexion efficace sur l’accueil des publics de son territoire a organisé des réunions de réflexion sur l’action culturelle et sur la politique documentaire avec plusieurs acteurs sociaux, éducatifs et médicaux : les professionnels de la Petite Enfance (crèches et Relais d’Assistantes maternelles), la Mission locale, la Protection Maternelle et Infantile, les chantiers d’insertion, l’école de musique, les maisons de retraite, etc.

L’action : s’inscrire dans la logique du « faire ».

C’est la culture du prototype, de la réalisation concrète de pistes de solution. L’essentiel est d’avoir une réalisation tangible ( croquis, storyboard, maquette en carton … ) qui pourra être testé avec les usagers cibles. Il s’agit de faire de la bibliothèque  un lieu du « faire », où ses acteurs peuvent eux même produire de nouvelles solutions et pas seulement appliquer des procédures toutes faites.

L’agilité : tester rapidement sur le terrain.

Concevoir un prototype pour le tester permet d’avoir rapidement de premiers éléments sur ce qui marche ou pas. Des itérations successives, à l’épreuve du terrain et des usagers, permettent d’obtenir une solution éprouvée.

L’expérimentation : reconnaître le droit à l’erreur.

Suite logique d’une méthode itérative et expérimentale, l’erreur est intégrée au processus innovant. La reconnaissance de ce droit à l’erreur permet au sein de l’organisation de lever certaines inhibitions liées à la peur de l’échec. Le bibliothécaire ne serait pas moteur de pratiques innovantes par peur de l’erreur et d’une éventuelle sanction. En terme de management et d’accompagnement au changement, l’effort d’innovation est parfois plus important que le résultat.

L’impact : innover pour répondre à des problèmes.

L’innovation doit aller de pair avec l’évaluation qui doit être pensée en amont.  Elle permet de  mesurer les résultats d’une innovation, pour ensuite juger la pertinence de leur plus large déploiement. L’innovation n’a d’intérêt que si elle est orientée vers des objectifs de politiques publiques explicites et mesurables.

Ces principes définissent en partie ce qu’est l’innovation sociale. Celle-ci cherche des réponses nouvelles à des besoins sociaux nouveaux ou mal satisfaits en impliquant la participation et la coopération des acteurs concernés à travers un processus d’ expérimentation, de diffusion, et d’évaluation.

Le design de service ou encore le design thinking furent sans aucun doute les méthodes applicatives de  ces principes-clés de l’innovation sociale les plus largement adoptées par les organisations publiques dont les bibliothèques publiques. A l’image de la médiathèque intercommunale Dore et Allier de Lezoux en France dont les habitants et les acteurs sociaux de ce territoire furent à la fois les co-concepteurs du projet et nouveaux services et aujourd’hui les acteurs de la vie de l’équipement. Et l’innovation est bien réelle : Les habitants vont pouvoir désormais prêter à la bibliothèque leurs livres, leurs savoirs et savoirs-faire inversant le modèle traditionnel de la lecture publique. Un « livret du contributeur » écrit et validé par les habitants régule le partage en commun et définit le bibliothécaire comme le connecteur entre les usagers. Nous mesurons combien la démarche d’innovation sociale est moteur de l’utilité sociale des bibliothèques publiques.

Se méfier de l’injonction à l’innovation.

Il faut se méfier des injonctions à l’innovation. Il existe un risque réel de décalage entre la promesse de changement et la capacité réelle des organisations publiques, dont les bibliothèques, à concrétiser cette vision. Parmi celles-ci beaucoup témoignent en effet « de leur difficulté à mobiliser des ressources suffisantes, à créer un cadre politique propice, à avoir une influence réelle sur le pouvoir politique, ou encore à dépasser les petits succès à court terme pour transformer les approches sur le long terme » témoigne  Stephane Vincent délégué général du laboratoire de transformation publique, la 27e Région. Faute de travailler sur la capacité de l’organisation à penser et à piloter l’innovation publique, continue t-il,  « ce concept pourrait se vider de sa substance, voire paraitre une mode passagère, une parenthèse enchantée sans lendemain dont l’innovation est coutumière. ».

3 commentaires sur « Innovation et bibliothèques publiques : pourquoi et comment ? »

Laisser un commentaire